Exposition – Belgique
2010
Texte du catalogue par Werner Moron, artiste plasticien belge.
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NE PLUS VOIR LA BELGIQUE QU’EN PEINTURE
Ses épaules, tout son corps regardent ce tout jeune enfant au milieu d’une volée d’escaliers. Des gens, nous traversent, traversent le décor au milieu de ces temps neutres dont nous ne retenons rien. Ce sont des heures banales qui ne font pas l’histoire. Toutes ces figures sont figées dans leurs mouvements. La nuque, la cambrure d’une main, une façon de marcher, une façon de se tenir au téléphone, tout cela nous parle de nous en dehors des grands couloirs de l’actualité. Nous sommes en rue, au passage clouté, le long des parcs, des gares, des parkings. Nous sommes à la couture de toute cette culture dans laquelle des hommes, des femmes, et des enfants, passent, devant le décor, peint. Eux-mêmes étant des figures peintes.
Catherine Van den Steen estime que la lumière est à son zénith avant la première tache de couleur sur la toile vierge. Elle n’aime pas partir de la page blanche, alors elle se rend sur place. C’est-à-dire dehors, devant ce qui va devenir le tableau. De là, c’est-à-dire dehors, elle va s’approcher en dessinant et en photographiant certains angles de vue. Catherine nous dit que certains lieux donnent de la lumière. Il faut les voir. Dès qu’on les a vus, ils viennent vers vous, comme des tableaux, avec les sujets que nous avons en nous pour eux. Cela vient de loin, de la nuit des temps, ou de l’enfance. Il ne faut pas arrêter d’y croire. Ce n’est pas du blabla. C’est là, c’est de la peinture. C’est infini.
Cette démarche qui consiste à venir quelque part pour se laisser infuser par les horizontales et les verticales, attendre que la lumière devienne lisible, photographier, dessiner et puis peindre pour nous rendre une impression d’ultra-intimité avec l’humain dans son environnement, cette démarche, Catherine Van den Steen l’a déjà expérimentée à plusieurs reprises, mais cette fois-ci, elle va s’attaquer à la Belgique.
Au début de cette aventure, Catherine Van den Steen doit régler quelque chose avec la Belgique. Tout n’est pas clair. C’est une intuition forte, c’est tout. La Belgique a voyagé partout avec Catherine Van den Steen, la Belgique, c’était une espèce de peinture portable, dans laquelle une enfant, une jeune femme, pouvait s’évader, au Chili, et en France. Elle est française, elle s’appelle Van den Steen et veut travailler à Anvers, à Bruxelles et à Liège. Son travail de peintre doit passer par ce drôle de pays, l’idée qu’elle se fait de ce pays. À partir de cette décision, elle va confronter son imaginaire, au quotidien des gens en rue. Elle va s’imprégner de la vie de tous les jours en s’installant dans les lieux où les gens passent. Elle photographie l’espace public et déjà les cadres de ses photos clarifient son intention. C’est déjà plus des tableaux. C’est déjà plus clair que le décor lui-même. Le décor c’est la Belgique. Les lieux d’immersion se situent à Liège, à Bruxelles et à Anvers. Catherine reste longtemps, revient souvent et s’imprègne. Tout autour, le pays se déchire. Elle rentre avec les photos, avec ses dessins et ses impressions, et se met au travail. Deux femmes marchent, au pas, comme des majorettes chics. Leurs jambes devant la façade flamande sont des coups de pinceau. Cet homme en avant-plan, c’est de la peinture. Il nous tourne le dos. On sent la tension, et on regarde à côté de lui, d’autres personnes, peintes, nous font face. Ce ne sont pas des photos, on peut les regarder longtemps. On s’imagine comme nos ancêtres, subjugués, devant leurs reflets au moment où ils vont boire. On s’interrompt, on regarde longtemps. Sommes-nous des voyeurs ? Peut-on regarder ces gens ordinaires à leur insue ? Peut-on les scruter ces gens pris à la volée dans les pinceaux et les couleurs de la peinture ?
Mais avant cela, il y a les photographies, certaines existent pour elles-mêmes, et ne passeront pas par la matérialité de la peinture. La Belgique n’est peut-être déjà plus qu’une photographie, un cliché, les photos exposées à Anvers. Les photos sont travaillées par des retraits plus que par des ajouts. Les éléments distinctifs qui constituent les trois villes sont détourés pour appuyer sur la netteté des intentions de la ville, pour souligner la transparence qui s’en dégage. La transparence du ciel, la netteté du ciel autour des grues non loin du port, la netteté des travaux non loin du fleuve, ce qui s’érige le long d’un canal, tout cela cadré au cordeau et très subtilement modifié par l’informatique. Les humains ne sont pas très visibles, ils sont représentés par cette architecture. Ils bâtissent le siècle qui vient. Ils fabriquent, construisent, une image très différente de la photo Belgique.
Pourtant la plupart des photographies réalisées par l’artiste ne seront pas exposées. Celles-là vont servir à une espèce de carnet de croquis. La Belgique est un projet, sur le sol. Derrière les photographies de Catherine, il y a le cadre institutionnel, juridique, passionnel. Derrière la photographie, il y a le cadre et ce qui va être choisi par la photographie. Elle sera quadrillée puis reportée sur la toile par le trait. Dans le décor de l’époque va alors apparaître l’architecture d’une dame d’un certain âge qui descend les escaliers avec un enfant. Elle est très loin d’être nue pour descendre les escaliers, d’une gare, star. Et puis apparaît l’architecture d’un homme qui attend à un feu rouge, en tenue de camouflage militaire, et puis se mettent à courrir ces jambes, qui traversent au pas de l’oie, en résilles, devant le presbytère et les odeurs de dentelle, et du col de la bière qui coule dans la rue derrière. La peinture utilise le moins de lignes possible, elle se rend par la main de Catherine, là où elle devait aller. Par contre, pour l’artiste, la photo est un chemin dans lequel Catherine ne veut pas aller plus loin que le cadrage. Le suivre à la lettre et y entrer le plus profondément possible. Entrer dans cette partie de la ville, à Liège, près de la gare, de la Meuse, à Bruxelles à côté des parcs, des canaux. À Anvers, dans cette ouverture sur le monde et l’avenir du port. Le cadrage est déjà une intention, une envie de partager ce qu’il y avait là de miraculeux, dans cet instant.
Maintenant que le décor est planté et que l’on sent ce qui vient d’en-haut et ce qui vient d’en-bas, les silhouettes verticales peuvent apparaître. La peintre les peint d’abord toutes rouges, ce sont des silhouettes rouges. Dynamiques, assombries de couleur, c’est le début d’un langage, avec sa ponctuation chromatique. Les couleurs cambrent, allongent, développent des personnages énergiques, des attitudes. Cela se joue en ville, au bord des canaux, dans le port, le long des fleuves, au bord des parcs, des grands ensembles, au carrefour, dans les hauts escaliers, sur le passage clouté, dans les abribus, à la terrasse des cafés, devant le ciel.
L’œil de Catherine a pris la place de cette présence, radicalement bienveillante, qu’elle a pour les autres. C’est une présence à la fois curieuse et placée à la bonne distance. C’est une présence qui n’a pas besoin d’une réinterprétation, d’une déconstruction. C’est un œil qui n’a pas besoin de l’hyper-présence, de l’hyper-marché, de l’hyper-structure, de l’hyper-profit, de l’hyper-rythme, de l’hyper-réalisme, de l’hyper-présidence. C’est une posture d’artiste qui a choisi une vigilance souriante, jusqu’au rire. Il n’y a pas de photographie, de shoot, de peinture, d’homme à terre. Il n’y a pas d’aiguille dans le bras, de papiers qui traînent. Il n’y a pas toute cette esthétique de ces 30 dernières années. Non pas que cela n’existe pas pour l’artiste, il ne s’agit pas non plus de ne pas aborder les sujets qui fâchent, mais ces sujets s’affichent tous les jours, par milliards sur les photographies, aux premières pages des journaux, dans le déferlement d’internet. Catherine Van den Steen peint, dessine, photographie, ce que nous ne voulons plus voir, ou plutôt ce que nous ne pouvons plus voir. Nous, lorsque nous sommes debout et que nous sommes sûrs de n’être vus par personne. Ce n’est pas hyper réaliste, ce n’est pas de la musculation, ce n’est pas une interprétation. Ce sont des peintures qui pourraient faire la une des journaux. C’est la Belgique qui se déchire, jusque dans ses jours ordinaires. Ce sont des people non vus à la télévision. C’est nous, passants dans les couloirs de l’histoire, sous des ciels peints, sur des sols, des trottoirs, irradiés par la subtilité des valeurs de la peinture. Ce sont des gens en groupe au pied des grands immeubles, peints comme des intérieurs de cathédrales, à midi. Toutes ces peintures sont exposées au Musée d’Art Moderne et d’Art Contemporain (Mamac) à Liège.
À Bruxelles, Catherine va utiliser le trait, le dessin, pour parler de la ville. À Bruxelles, les plans sont nombreux et les gens viennent de partout dans le monde avec un plan personnel.
La ville est dessinée par tellement de mondes différents qu’il n’y a que la population pour faire le lien.
À Bruxelles, Catherine va faire de son dessin un cadre qui attend derrière le tulle, derrière la transparence. Entre les traits, il y a la frontière de ce que nous sommes. À l’intérieur de nos traits, nous traversons le cadre et nous devenons une peinture pour celui qui est en face de nous. Lui-même devient une peinture pour nous, dans le cadre des dessins déposés sur des toiles translucides.
Bruxelles est un dessin, un plan, qui doit être habité pour exister.
L’exposition des dessins de Catherine se situe au BOZAR (??).
Catherine s’est rapprochée de la Belgique, et les tableaux se font par paquets de 10 ou de 20. Ce qui motive la peintre, maintenant, c’est ce qu’elle va apprendre du tableau lui-même, en le regardant à son insu, du coin de l’œil, jusqu’à ce qu’il soit en équilibre.
Catherine nous fait penser par sa facture, au soin que mettaient ces artistes qui accompagnaient les scientifiques dans leurs grands voyages. Darwin.
Catherine Van den Steen utilise tous ses atouts de peintre, de photographe et de dessinateur pour nous montrer la Belgique en peinture, en dehors de son institution. Face à l’expression “Ne plus savoir se voir en peinture”, elle peint comme on résiste (où que l’on soit), à notre propre bêtise qui prend toute la place. Tout le monde veut se séparer de quelque chose. Et tout le monde exige une adhésion à ses croyances portables. Nous ne croyons qu’à ce que nous voyons et nous voyons beaucoup trop de choses. Nous ne pouvons plus embrasser toutes ces images, comme nous le faisions du temps des icônes. Une icône maintenant, c’est une image qu’on a vue des millions de fois. Elle représente quelqu’un qui n’existe que parce qu’il s’affiche partout. Nous avons beaucoup d’images autour de nous, c’est une inflation. Je ne parle pas de ces images qui vivent dans le décor. Je parle de celles que nous portons sur nous, dans et autour de notre propre corps, dans nos préjugés, dans nos peurs, dans nos téléphones, dans nos appareils numériques, par milliers de pixels, nous accumulons des milliers d’images sur lesquelles nous ne reviendrons peut-être jamais, incapables de les étreindre.
Devant ce déferlement, Catherine Van den Steen décide de les exposer lentement, une par une, une femme au bout d’un tunnel, des jeunes gens sous les bâtiments en verre. Ils sont de Liège, d’Anvers et de Bruxelles. Ils se ressemblent et sont tous distincts. Ce sont des œuvres, des icônes à un seul exemplaire. Ils sont devenus comme le disait da Vinci, une chose mentale, une source, mentale. On regarde ces figures peintes, les nôtres, dans un décor peint, et on a le temps de se regarder bien en face. Et cette image ne s’épuise jamais, elle ne se résoud pas. Elle révèle chaque fois quelque chose d’autre. Comme si nous étions à leur place, à Liège, à Bruxelles et à Anvers, dans le climat de nos sentiments les plus humains, comme eux, milieux de la vitesse et de la séparation. Ce sont des humains, peints, à Anvers, à Bruxelles et à Liège, installés dans les rapports colorés, plus que dans les rapports de force, dessinés par les valeurs d’ombre et de lumière, plus que par les valeurs identitaires, campés dans les volumes de la composition,plus que dans les volumes d’affaires. Ils vivent dans l’économie intime de celui qui s’arrête pour se laisser infuser par la peinture plus que par l’économie de marché.
Catherine Van den Steen, par sa photographie, son trait, sa peinture, nous montre, et c’est implacable, que la Belgique existe et que les gens vivent ensemble. Ses images sont plus vraies que nos réalités contemporaines.
Maintenant que ce travail existe pour la Belgique, il serait bon pour la Russie, pour la Louisiane ou Haïti, d’inviter Catherine Van den Steen à peindre une réalité que les médias ne savent plus digérer.