Préface du livre PORTRAITS D’EXIL, éditions BUCHET CHASTEL, juin 2022
RESCAPER, PAR L’IMAGE D’ART, LES HUMAINS
Paul Ardenne est écrivain et historien de l’art.
« Parce que ces femmes et ces hommes ont choisi de se mettre en mouvement, parce qu’ils ont refusé la fatalité du sort qui leur était destiné, parce qu’ils ont voulu croire qu’un avenir était possible, parce qu’ils n’ont pas pu faire autrement que de tout quitter pour vivre (…), parce qu’ils ont senti en eux une curiosité du monde et l’envie d’y prendre pleinement leur part, je veux, par cette série, leur rendre hommage. » Catherine Van den Steen
L’homme est, dit-on, un loup pour l’homme. Quoi comprendre ? N’attends, de ton prochain, rien de bon. Méchanceté, envie, jalousie, cruauté, voici défini le vade-mecum des relations humaines. Les statistiques compilant le malheur humain (faim dans le monde, peuples dépossédés de leurs ressources, victimes de l’irrespect du droit de la personne et des guerres, personnes déplacées, inégalité matérielle et autre violence économique) n’y contredisent pas, plus nourries que chiches. Elles imposent le constat de relations interhumaines non harmonieuses. De quoi désespérer ?
La souffrance d’autrui, Dieu merci, ne laisse pas indifférent. Des légions de « bons » humains, en effet, sur le grand terrain de la réparation (de la réparation nécessaire, ou alors l’idée même d’humanité a sombré), s’activent en miroir de l’extension de la souffrance. ONGistes, avocats des Droits de l’Homme, lanceurs d’alerte, antiracistes et « antifas », militants de l’écologie et du care…, cette cohorte d’honneur, rien moins, sauve le peuple humain, elle le « rescape ». S’y agrègent et la renforcent des artistes plasticiens, dont est Catherine Van den Steen, soignante de l’humanité recourant à cette thérapie bienfaitrice, la création d’images artistiques positives. Entreprise en 2015, la série des Portraits d’exil de cette artiste française basée à Nanterre, en région parisienne, en fournit le meilleur exemple qui soit.
Valoriser la figure humaine
Le thème des Portraits d’exil ? Comme l’indique le titre général de cette série de peintures, des portraits d’exilés venus en France et s’y étant établis à demeure – des femmes et des hommes originaires d’Afrique, d’Amérique latine, d’Asie… et ayant dû, pas le choix, « refaire leur vie ». À ces damnés de la Terre, Catherine Van den Steen offre ici ce beau cadeau : leur représentation en gloire, par le truchement de ce « grand art » immémorial qu’est la peinture.
Entrons dans le détail plastique. Les Portraits d’exil de Catherine Van den Steen se présentent au regard sous l’espèce de grandes peintures rectangulaires tendues à la verticale, toutes de la même dimension, 160 x 110 cm. Le thème de ces peintures se conforme à leur intitulé : la mise en forme visuelle d’un portrait. Exécuté en noir et blanc, au fusain, celui-ci cadre une personne habillée vue de face, en pied et en mouvement : chaque modèle, dans l’image, « marche », vient vers nous, d’un pas volontaire. La représentation du modèle, immédiatement, évoque le portrait contemporain, décelable aux vêtements portés, bien d’aujourd’hui. Le fond sur lequel se meut la figure humaine représentée est spécifique, comme désolidarisé du portrait à proprement parler. Chaque figure consignée par ces Portraits d’exil est comme suspendue dans l’air. Elle ne s’ébat nullement au cœur d’un décor contextuel de nature à éclairer sur sa position ou sur l’action qu’elle mène, dans un milieu qui évoquerait par exemple la rue, la campagne, le magasin ou le bureau. Face à ce dispositif visuel, la référence qui vient à l’esprit de l’amateur des choses artistiques est le Fifre d’Édouard Manet, une figure plaquée sur un fond qui ne l’encadre pas, et sans contenu informatif.
Ce fond même sur lequel « marche » chaque exilé dessiné par Catherine Van den Steen s’avère en fait d’une importance cruciale. De facture en apparence abstraite, tissé de colorations discontinues, sa dominante couleur est claire. Brossé à l’acrylique, il adopte la forme d’un réseau lâche de formes non géométriques évoquant de prime abord un papier-peint. La fonction de ce fond est relative à sa clarté et à l’expansion sur son plan des teintes chaudes et dynamiques (le jaune y domine) : créer un effet de lumière, de chaleur, une grande ponctuation de clarté. Sur ce fond lumineux, la figure dessinée de l’exilé, comme projetée en avant, vient se découper avec force et présence, sur le modèle d’une apparition, sombre sur clair. Unisson paradoxal mais optiquement efficace.
L’artiste, qui a décidé de cet effet de télescopage visuel, ne fait pas mystère de son inspiration, un célèbre tableau de Pierre-Paul Rubens, La chute d’enfer des damnés (1620), « samplé » par elle d’une manière inédite. Du sombre tableau baroque de Rubens grouillant de figures humaines tombant en bloc dans l’abîme de la damnation, Catherine Van den Steen inverse les couleurs. Le noir et les tons foncés, écrasants chez le maître flamand, se voient remplacés par des couleurs vives tandis que l’artiste compose ainsi son fond : suppression des figures de la toile de Rubens et conservation, uniquement, de la trame que dessine leur contour. Ce phénomène d’inversion chromatique est signifiant, et tout autant sa charge symbolique. Ce que Rubens a construit en convoquant l’ombre et la nuit mute pour l’occasion en une irradiation solaire.
Un dispositif humaniste-positif
La force des Portraits d’exil de Catherine Van den Steen réside dans ce qui fait leur essence, exprimer la personnalité de manière vécue. Dessiner, peindre, en l’occurrence, ne suffisent pas. Il y a tout aussi important, en amont de chaque tableau – la rencontre, la relation nouée avec chaque modèle de la série. Catherine Van den Steen artiste ne reconduit pas un stéréotype de l’exilé mais compose bel et bien le portrait d’un être vivant, existant, tout ce qu’il y a de plus réel. Le titre de chaque tableau de la série Portraits d’exil, de nature indicielle, fait office de carte d’identité simplifiée : on y lit le prénom de la personne portraiturée plus son pays d’origine – Carolle. Cameroun ; Olga. Chili ; Abdelaziz. Soudan ; Samaneh. Iran ; Souleymane Bah. Guinée… La peinture, pour la circonstance, ne surgit pas de l’imaginaire. Elle ne souscrit pas plus à un cliché, celui, tant et plus réitéré dans le champ nourri des arts visuels, de l’exilé montré comme figure malheureuse et minée, accablée et triste, dépenaillée et abandonnée, à l’expression lunaire et absente, une figure-objet, réifiée, devant en conséquence être représentée comme l’évocation saute-aux-yeux d’un désastre existentiel. La rencontre, la relation personnalisée, a-t-on dit. Pour Catherine van den Steen, celles-ci anticipent et accompagnent le moment de dessiner et de peindre, elles sont l’occasion pour l’artiste de discussions avec le modèle, ce moment intime et précieux d’une enquête sur sa vie et les vicissitudes de son exil, sur sa sortie, aussi, de la condition d’exilé(e). Disposition sympathique de la création, pour un art de la proximité, de l’amitié.
Cette manière de procéder est empreinte d’un profond respect pour la personne portraiturée, elle va à l’encontre de toute instrumentalisation. À l’encontre, aussi, de la grande tradition du portrait humaniste, en règle générale un portrait négatif chargé de la misère du monde et prompt à susciter la commisération du spectateur, de façon pavlovienne. La visée de ce type d’images fort conventionnelles ? Me mettre, moi spectateur, en face d’une image de la misère qui fait fondre mon cœur tandis qu’infuse en lisière, toujours, l’objectif d’apitoyer et de faire pleurer Margot. Le spectateur, mis devant l’image de l’humain meurtri, gagnera à s’identifier à cette douleur, à la faire sienne et en bout de processus, à ressentir dans sa chair pleureuse l’apitoiement, qui génère l’empathie en convoquant la pitié.
Pas de cette facilité esthétique chez Catherine Van den Steen, pas de cet appel aux larmes et aux mouchoirs, pas de cette invitation mal déguisée à susciter chez le spectateur la culpabilité voire le sentiment de honte (moi le nanti et eux les misérables). Catherine Van den Steen, à travers ses Portraits d’exil, crée un tout autre genre, le portrait humaniste-positif. Ce portrait honnête rend grâce au portraituré de son état, certes celui du survivant (on s’exile pour échapper à une mort potentielle) mais aussi de la personnalité intégrée (l’exil, surmonté, s’est converti en appartenance à une nouvelle terre). La noirceur a fait face, cette fois, à une certaine joie de vivre, la tension, à une presque frivolité, le poids du monde, à la légèreté du présent. L’image, dans les Portraits d’exil, offre la vision de corps humains rescapés en perfection : sauvés de leur condition d’exilés, destructrice, annihilatrice, mais mieux encore ayant retrouvé leur place dans le cercle des humains ordinaires libres de s’engager dans une vie ordinaire et non plus plombée et déterminée par la menace. L’exilé, chez Catherine Van de Steen, est debout, figure du Rising, du soulèvement, il s’active dynamiquement par la marche et une présence active jusque dans son sourire, symboliquement parlant de la première importance (vivre, quelle joie !).
Le bonheur est dans l’image
Il faut en somme regarder les Portraits d’exil de Catherine Van den Steen pour ce qu’ils sont, en filigrane des corps bien vivants qu’ils montrent – l’expression d’une victoire sur le sort. Rien n’a été facile, sans doute, l’exil n’a pas été vécu, par chacune des personnes portraiturées par l’artiste, de façon désinvolte, en passant, comme on boit un verre à la terrasse d’un café par un après-midi ensoleillé. Non, tout cela a été dur, à désespérer, à donner envie d’en finir une bonne fois mais ce qui importe là et maintenant, suggèrent ces Portraits d’exil, c’est le combat et son issue heureuse. Constat, tout à la fois, de résistance, de volonté, de résilience, d’adaptation, d’acceptation d’un nouveau statut. L’exilé, sans doute, n’est jamais neuf, il ne peut être cet individu sans mémoire de l’origine. Du moins, à force d’énergie et de foi en soi et dans le pays d’accueil (la France, somme toute, un pays qui inclut encore même si les migrants y sont de plus en plus mal accueillis), a-t-il jeté les bases d’un nouveau contrat avec lui-même : autre, soit, mais pas tout à fait autre. Vivant à présent ici, dans la paix, mais n’ayant pas tout oublié de son passé douloureux et dangereux, ailleurs, dans une vie antérieure.
On appelle « compersion » (le nom savant de la mudita des bouddhistes) le fait de se réjouir du bonheur des autres. Les Portraits d’exil de Catherine Van den Steen produisent cet effet de compersion. On les regarde, on y voit des gens heureux, leur bonheur traverse la toile et vient jusqu’à nous. Que nous dit le tableau, quelle pensée optique notre perception attisée forme-t-elle ? Notre sentiment, alors, c’est que le bonheur est possible, et pour tous. Oui, qu’il l’est et que nous ne devons jamais en douter. Oui, qu’il existe bien une fraternité humaine quand bien même l’homme, dit-on, serait un loup pour l’homme.
Paul Ardenne est écrivain et historien de l’art. Il est notamment l’auteur des ouvrages L’Image Corps. Figures de l’humain dans l’art du 20e siècle et Portraiturés (éditions du Regard).